Le temps des réflexions 1973-1991

 

Préface : l’invitation au voyage

Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse
S’élancer vers les champs lumineux et sereins ;

Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, « Élévation »

Il y avait un mathématicien qui au faîte de sa gloire abandonna la recherche scientifique pour prôner l’écologie radicale, devint professeur à l’Université de Montpellier, se livra à la méditation, fut regardé par les uns comme un prophète et par d’autres comme un exalté, puis disparut. On pourrait bâtir à partir de ces épisodes la biographie d’un « effrayant génie » et écrire des récits ornés d’anecdotes et des portraits pittoresques susceptibles de divertir l’amateur de savants illustres.  

Notre approche est différente. C’est un portrait d’Alexandre Grothendieck mathématicien que nous avons voulu composer dans cette exposition en nous plaçant aussi loin qu’il était possible du tumulte biographique.    

Les traces d’une activité perpétuelle de recherche mathématique entre 1973 et 1991 sont pourtant à la fois visibles et nombreuses, comme nous le montrent les milliers de pages écrites par Grothendieck entre son arrivée à Montpellier et son départ pour le village de Lasserre en Ariège. Ces pages confiées à Jean Malgoire, qu’on peut lire aujourd’hui sur le site web des Archives Grothendieck de l’Université de Montpellier, ont fourni l’essentiel de la documentation et de l’iconographie de cette exposition.

Ces textes procurent le matériau sans cesse renouvelé de « Réflexions Mathématiques » dont La Longue Marche à travers la théorie de Galois (1981), Pursuing stacks (1983) et l’Esquisse d’un programme (1984) sont autant d’échantillons que nous avons examinés. Quant à Récoltes et Semailles (1984-1986), dans lequel Grothendieck propose des « réflexions » et un « témoignage sur un passé de mathématicien », il incorpore un manifeste paradoxal. Celui-ci advint en effet après ces « échantillons », qu’il qualifia comme tels a posteriori, et finit par se substituer à eux et à ceux annoncés qui ne virent jamais le jour.

On a pu faire valoir que les mathématiques baroques et provinciales écrites par Grothendieck dans un « style renouvelé » entre 1973 et 1991 formaient la queue d’une comète observée dans tout son éclat entre 1955 et 1970 : la comète de la géométrie algébrique des schémas et des topos, classique et urbaine, écrite dans le style formel d’un membre de Bourbaki.

Ce jugement est contredit par les textes mathématiques de cette période et leur postérité, mais aussi par Grothendieck lui-même dans la réflexion rétrospective qu’il propose au sujet de la « géométrie arithmétique » et de l’« algèbre topologique ». En effet, ces sciences nouvelles se déploient et se répartissent, suivant un équilibre nécessaire, sur les deux périodes. Quant à son style d’expression mathématique, s’il concède que celui-ci a changé et se conforme dans Pursuing Stacks à celui d’un « journal de bord », il ne rejette pas « la rédaction en forme » assujettie au vénérable canon de la méthode axiomatico-déductive.

Nous sommes conscients des difficultés de lecture engendrées par une exposition mettant l’accent sur Grothendieck mathématicien. Il est vrai que celle-ci s’adresse plutôt à des personnes ayant reçu une formation mathématique universitaire. Nous ne prétendons pas résoudre ici ce problème inhérent à la diffusion des mathématiques. Malgré les défauts de cette première tentative, nous continuons néanmoins à penser qu’une analyse complexe de faits dignes d’intérêt respecte davantage le lecteur que des formules simples et donc trompeuses.

Nous espérons qu’en dépit de ces difficultés, celui-ci aura plaisir à suivre avec nous quelques fragments d’itinéraire d’une exploration mathématique accomplie naguère par Grothendieck. Les territoires de ce nouveau continent sont les théories mathématiques qu’il découvrit et les étapes de ce voyage, les textes qu’il écrivit.

Sébastien Maronne, Bertrand Toën
Toulouse, novembre 2024

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